Dans les villages des Fidji où l'eau est rare,

une obligation verte souveraine ouvre les robinets

Leba Sekoula, une habitante du village de Vatani, met de l'ordre dans sa maison avant d'entamer une nouvelle journée.

Leba Sekoula, une habitante du village de Vatani, met de l'ordre dans sa maison avant d'entamer une nouvelle journée.


Dans le village de Vatani, aux Fidji, alors que l'aube se lève sur un horizon de palmiers, Leba Sekoula pose une marmite de soupe au poulet et au manioc sur un réchaud. Le plat, préparé avec de l'eau de pluie bouillie recueillie dans un grand réservoir situé à l'extérieur de sa maison, régalera les deux petites filles de Leba quand elles reviendront de l'école pour déjeuner.

Avant l'installation de son réservoir, la jeune mère, armée de deux bidons, se rendait à l'aube au centre du village où elle rejoignait d'autres femmes attendant de pouvoir se ravitailler en eau à la citerne communautaire.

Et si l'eau venait à manquer, Leba devait faire plusieurs allers et retours jusqu'à la plage du village pour y puiser des seaux d'eau de mer dont le dessalement prenait des heures.

Aujourd'hui, grâce à son réservoir d'eau de pluie et à un tuyau qui achemine de l'eau propre directement dans sa cuisine, Leba – comme d'autres femmes de son village – est enfin débarrassée d'une corvée qu'elle avait assumée toute sa vie.

« Avant, nous passions la journée à aller chercher de l'eau », explique la mère de famille, qui est également agent de santé communautaire dans le village. « Maintenant, nous passons du temps avec notre famille ou nous gagnons de l'argent. Nous pouvons accomplir les tâches ménagères parce que nous avons de l'eau dans notre maison ».

Aux Fidji, l'accès à une eau potable propre et sûre est toujours un défi quotidien pour de nombreuses communautés rurales du pays. Découvrez comment le produit de la toute première obligation verte souveraine des Fidji a transformé la vie quotidienne d'un village.

Selon les habitants du village de Vatani, avant l'installation des réservoirs d'eau de pluie, l'absence d'eau courante représentait la plus lourde corvée pour les femmes.

Selon les habitants du village de Vatani, avant l'installation des réservoirs d'eau de pluie, l'absence d'eau courante représentait la plus lourde corvée pour les femmes.

Récemment encore, les villageois utilisaient plusieurs tactiques pour collecter de l'eau jour après jour, par exemple en allant matin et soir en pirogue dans un complexe touristique pour récupérer des bidons d'eau douce.

Récemment encore, les villageois utilisaient plusieurs tactiques pour collecter de l'eau jour après jour, par exemple en allant matin et soir en pirogue dans un complexe touristique pour récupérer des bidons d'eau douce.

Une marmite de soupe au poulet et au manioc, un savoureux déjeuner pour les filles de Leba Sekoula qui rentrent de l'école.

Une marmite de soupe au poulet et au manioc, un savoureux déjeuner pour les filles de Leba Sekoula qui rentrent de l'école.

« Avant, nous passions la journée à aller chercher de l'eau . Maintenant, nous passons du temps avec notre famille ou nous gagnons de l'argent. Nous pouvons accomplir les tâches ménagères parce que nous avons de l'eau dans notre maison. »
Leba Sekuola

Aux Fidji, archipel du Pacifique Sud où sont omniprésentes les bouteilles carrées de Fiji Water, un produit haut de gamme apprécié par les consommateurs du monde entier, l'accès à une eau potable propre et sûre est toujours un défi quotidien pour de nombreuses communautés rurales du pays.

Situé à plus de 3 000 kilomètres à l'est de l'Australie, au beau milieu d'une mer azur, l'archipel qui compte plus de 300 îles bordées de palmiers et une population de 900 000 habitants est très sensible aux effets du changement climatique. L'élévation du niveau de la mer engloutit des pans entiers du littoral, tandis que de violents cyclones frappent régulièrement les côtes. Les inondations fréquentes et l'intrusion d'eau salée ont pollué les nappes phréatiques et provoqué des maladies d'origine hydrique. Dans un contexte de changement climatique, l'industrie touristique des Fidji, qui représente 40 % du PIB, doit trouver un équilibre entre impacts sur l'environnement et besoins économiques.

Cependant, grâce à la stratégie financière innovante de ce petit pays, des Fidjiens comme Leba Sekoula ont accès à l'eau potable depuis l'émission, en 2017, de la toute première obligation verte souveraine du pays. Les obligations vertes sont des instruments financiers liquides à revenu fixe utilisés pour lever des fonds destinés à l'atténuation des dérèglements du climat et à l'adaptation. Les Fidji ont été le premier marché émergent à émettre ce type d'obligation souveraine. Son produit contribue aujourd'hui à améliorer la disponibilité de l'eau potable pour les populations vulnérables de l'archipel, en fournissant des solutions d'accès à l'eau à plus de 42 000 habitants de 120 communautés rurales, dont 8 000 réservoirs comme celui de Leba.

« Avec cette obligation verte souveraine, les Fidji ont tracé la voie pour d'autres nations vulnérables au climat, sur la façon d'utiliser des instruments financiers innovants pour créer des marchés de capitaux verts », déclare Makhtar Diop, directeur général d'IFC. « En tant que tout premier émetteur, les Fidji ont prouvé que tous les pays, grands et petits, peuvent contribuer à favoriser les solutions climatiques. »

Grâce aux gouttières et aux réservoirs d'eau de pluie, les femmes du village de Vatani, aux Fidji, sont enfin débarrassées d'une corvée qu'elles assumaient depuis toujours.

Grâce aux gouttières et aux réservoirs d'eau de pluie, les femmes du village de Vatani, aux Fidji, sont enfin débarrassées d'une corvée qu'elles assumaient depuis toujours.

Des touristes profitent du sable blanc de l'île de South Sea qui fait partie de l'archipel volcanique des îles Mamanuca, au large de la côte ouest de l'île de Viti Levu, aux Fidji. Le tourisme représente 40 % du PIB du pays.

Des touristes profitent du sable blanc de l'île de South Sea qui fait partie de l'archipel volcanique des îles Mamanuca, au large de la côte ouest de l'île de Viti Levu, aux Fidji. Le tourisme représente 40 % du PIB du pays.

« Avec cette obligation verte souveraine, les Fidji ont tracé la voie pour d'autres nations vulnérables au climat, sur la façon d'utiliser des instruments financiers innovants pour créer des marchés de capitaux verts. En tant que tout premier émetteur, les Fidji ont prouvé que tous les pays, grands et petits, peuvent contribuer à favoriser les solutions climatiques. »

Makhtar Diop, directeur général d'IFC

Le bon moment pour envoyer un signal écologique

La décision des Fidji d'émettre une obligation verte est intervenue après un petit-déjeuner de travail avec de hauts représentants d'IFC début 2017, explique Ariff Ali, gouverneur de la Reserve Bank of Fiji, la banque centrale du pays.

À l'époque, le gouvernement des Fidji était encore en train de panser les plaies après le passage du cyclone Winston, l'un des plus violents jamais enregistrés dans l'hémisphère sud, tout en se préparant à coprésider la conférence des Nations Unies sur le changement climatique, la COP23 qui s'est tenue plus tard dans l'année à Bonn, en Allemagne. En tant que petit État insulaire en développement du Pacifique, les Fidji devaient envoyer un signal fort aux participants à la COP — tout comme au monde entier — quant à leur engagement en faveur de la résilience climatique. Au cours du petit-déjeuner en question, Ariff Ali a lancé l'idée ambitieuse d'une obligation verte souveraine et IFC, la Banque mondiale et le gouvernement australien ont accepté de l'aider.

« C'était le bon moment », se souvient Ariff Ali depuis son bureau situé dans la ville portuaire animée de Suva. « Nous avions juste besoin d'un partenaire qui nous aiderait sur les aspects techniques. »

Pendant quatre mois, les équipes d'IFC et de la Banque mondiale ont conseillé celles de la banque centrale des Fidji pour la rédaction d'un cadre stratégique, sur le modèle des Principes applicables aux obligations vertes approuvés à l'échelle internationale. Cette collaboration s'est inscrite dans le cadre d'un projet plus large de développement des marchés financiers, d'une durée de trois ans, soutenu par les gouvernements australien et néo-zélandais.

Dès le départ, il était essentiel de déterminer les bons investissements, ceux qui permettraient de renforcer la résilience aux effets du changement climatique et de réduire la pauvreté dans les îles éloignées, explique Ariff Ali. Se définissant lui-même comme un économiste « pur et dur », ce fils d'un petit pêcheur fidjien connaît intimement les difficultés liées au fait de grandir dans la pauvreté et l'impact disproportionné des évènements climatiques sur les communautés vulnérables.

« J'ai moi-même vécu l'impact [du changement climatique] sur la population rurale, sur ceux qui dépendent des ressources naturelles ou qui sont au bas de l'échelle des revenus », explique-t-il en racontant comment sa famille de sept personnes était privée des revenus de la pêche de son père immédiatement avant et après le passage d'un cyclone. « Notre travail ne se limite pas toujours à faire décoller l'économie. [Les obligations vertes] contribuent surtout à aider ceux qui sont parfois oubliés. »

Les Fidji ont lancé leur emprunt souverain vert en octobre 2017 et reçu un soutien massif de la part des investisseurs locaux et internationaux, avec des offres d'une valeur de plus de 162 millions de dollars fidjiens reçues pour les 100 millions d'obligations vertes émises. 

Un pêcheur au harpon du village de Vatani montre sa prise du jour.

Un pêcheur au harpon du village de Vatani montre sa prise du jour.

« J'ai moi-même vécu l'impact [du changement climatique] sur la population rurale, sur ceux qui dépendent des ressources naturelles ou qui sont au bas de l'échelle des revenus. »
Ariff Ali, gouverneur de la Reserve Bank of Fiji, la banque centrale du pays

Situé à l'est de Suva, la capitale des Fidji, le village de Vatani entretient depuis des siècles une relation difficile avec l'eau, selon ses habitants.

Situé à l'est de Suva, la capitale des Fidji, le village de Vatani entretient depuis des siècles une relation difficile avec l'eau, selon ses habitants.

« L'émission de l'obligation verte souveraine des Fidji démontre l'intérêt du pays pour les instruments financiers qui non seulement diversifient les offres du marché financier, mais favorisent aussi une augmentation équivalente de l'intérêt des investisseurs pour soutenir des projets inclusifs et durables », souligne Stefano Mocci, responsable des opérations du Groupe de la Banque mondiale pour les Fidji. « Cette initiative a posé les bases nécessaires pour créer un marché local d'obligations durables et attirer le secteur privé. »

Six mois plus tard, au Royaume-Uni, au rythme des tambours des Bati (guerriers fidjiens traditionnels vêtus de pagnes d'herbes tressées), l'obligation verte à deux tranches des Fidji a commencé à être négociée sur le marché international des valeurs mobilières du London Stock Exchange Group

Pour le plus grand plaisir du gouverneur de la banque centrale et de son équipe, les banques commerciales fidjiennes ont elles aussi fait preuve d'un soutien sans précédent à l'égard de l'obligation verte, en déposant une offre combinée de 40 millions de dollars fidjiens, soit le montant le plus élevé jamais souscrit par le secteur.

L'obligation a également ouvert la voie à l'émission par le gouvernement fidjien d'obligations plus spécialisées, notamment une obligation bleue souveraine en 2023, ainsi qu'à la mise en place d'une taxonomie de la finance verte — un système de classification qui recense les investissements durables — actuellement en cours de création avec le soutien du gouvernement australien.

Les grandes ambitions des Fidji sur le marché des obligations vertes ont incité d'autres nations vulnérables au climat à suivre le mouvement, explique Ariff Ali, qui se félicite du nombre croissant de pays grands et petits qui ont émis des obligations vertes dans le sillage du sien. En 2023, l'accélération du lancement de ce type d'obligations sur les marchés émergents était en partie due aux émetteurs souverains qui ont plus que triplé leurs ventes d'obligations vertes.

« Je suis heureux de voir que de plus en plus de gouvernements, en particulier dans les pays émergents, émettent des obligations vertes », ajoute-t-il. « Cela signifie que les Fidji jouent dans la cour des grands ».

Des eaux bienfaisantes tombent du ciel

Loin de la Bourse de Londres, dans le village de Vatani, les produits de l'obligation verte des Fidji améliorent les conditions de vie.

Situé à 24 km à l'est de l'aéroport Nasouri de Suva, sur une péninsule isolée de l'île principale de Viti Levu, le village entretient depuis des siècles une relation difficile avec l'eau, comme l'explique le chef du village depuis dix ans, Watson Somidra Bole.

« L'eau a toujours été notre principal problème ici », explique-t-il. « Je pense que c'est la raison pour laquelle la plupart de nos ancêtres mouraient prématurément, parce qu'ils avaient du mal à trouver de l'eau. »

Dans un passé récent, les villageois utilisaient plusieurs tactiques pour collecter de l'eau jour après jour. Ils récupéraient l'eau de pluie dans une citerne communautaire, en collectaient aussi dans de plus petits récipients et se rendaient matin et soir en pirogue dans un complexe touristique pour récupérer des bidons d'eau douce.

La corvée quotidienne était plus lourde pour les femmes, se souvient Leba Sekoula, qui se levait à l'aube chaque samedi pour rejoindre un groupe de femmes et d'enfants. Tous prenaient une pirogue, puis marchaient trois kilomètres à travers une brousse dense pour laver les vêtements dans une source naturelle avant de les suspendre et d'attendre pendant des heures qu'ils soient secs. « C'était très difficile pour nous, cela prenait une journée entière et nous devions transporter les vêtements et aller chercher de l'eau à la source », se souvient Leba.

Mais après la construction d'une route en 2020, la situation a commencé à s'améliorer de façon spectaculaire dans le village, grâce aux produits de l'obligation verte des Fidji qui a financé le double programme gouvernemental d'approvisionnement en eau en milieu rural et de collecte des eaux de pluie. D'abord par barges, puis par la route, des dizaines de réservoirs de collecte d'eau de 2 500 et 5 000 litres ont commencé à arriver. Avec l'aide des autorités locales, les villageois ont appris à fixer les réservoirs aux gouttières de leurs maisons pour recueillir l'eau de pluie. En outre, la Régie des eaux des Fidji a également installé deux robinets communautaires principaux, l'eau potable étant acheminée depuis la ville voisine de Suva. Les villageois comme Leba qui en ont les moyens paient pour que l'eau soit acheminée directement dans leur maison.

Aujourd'hui, 30 des 40 maisons de Vatani sont équipées de réservoirs d'eau. D'autres, comme celle de Leba Sekoula, disposent de l'eau courante et de toilettes fonctionnelles, éliminant ainsi le besoin de mesures d'assainissement artisanales. Enfin, une citerne communautaire de 10 000 litres sert de réserve pendant les périodes de sécheresse.

L'impact sur la santé publique des quelque 200 habitants du village a été immédiat, se souvient Leba. En tant qu'agent de santé communautaire, elle explique que la première différence notable a été la baisse du nombre de villageois se plaignant entre autres de diarrhées et de maladies de peau.

« Avant l'installation des réservoirs, beaucoup d'entre nous souffraient de fièvres et de maladies de peau, comme la gale chez les enfants et la teigne chez les personnes âgées », raconte-t-elle. « Mais lorsque l'eau est arrivée dans le village, notre peau est devenue plus propre, plus lumineuse. »

Le chef du village de Vatani, Watson Somidra Bole, estime que la population de son village augmente aujourd'hui grâce à l'installation de canalisations d'eau et de réservoirs de collecte.

Le chef du village de Vatani, Watson Somidra Bole, estime que la population de son village augmente aujourd'hui grâce à l'installation de canalisations d'eau et de réservoirs de collecte.

En octobre 2024, le Groupe de la Banque mondiale a lancé un ensemble de programmes, les Global Challenge Programs, qui visent à renforcer la sécurité de l'eau dans les pays par le biais d'un changement de système et de l'extension de solutions plus durables en matière de gestion de l'eau et de réduction des risques de catastrophe.

En octobre 2024, le Groupe de la Banque mondiale a lancé un ensemble de programmes, les Global Challenge Programs, qui visent à renforcer la sécurité de l'eau dans les pays par le biais d'un changement de système et de l'extension de solutions plus durables en matière de gestion de l'eau et de réduction des risques de catastrophe.

Pour la première fois dans l'histoire de Vatani, la population compte aujourd'hui plusieurs octogénaires, affirme Watson Somidra Bole, une évolution surprenante qu'il associe à l'approvisionnement en eau propre.

Chaque jour, dans tout le village, on peut observer des scènes de la vie courante qui sont directement liées à la disponibilité d'eau douce. Par exemple, des cordes à linge chargées de vêtements propres flottent dans la brise marine, un homme nettoie ses bottes de pêche au robinet communautaire et des enfants y étanchent leur soif avant de reprendre leur jeu.

Grâce à une nouvelle route goudronnée, les réservoirs de collecte d'eau peuvent désormais être livrés directement au village de Vatani par camion depuis la capitale, Suva.

Grâce à une nouvelle route goudronnée, les réservoirs de collecte d'eau peuvent désormais être livrés directement au village de Vatani par camion depuis la capitale, Suva.

Pour le gouverneur Ali, cela prouve que la levée de fonds pour la lutte contre le changement climatique peut aider le gouvernement fidjien à améliorer les conditions de vie. « Pour [les villageois de Vatani], dit-il, un petit plus est une amélioration considérable par rapport à quelqu'un dont le revenu est plus élevé. »

Pour sa part, Leba explique que les avantages de la première obligation souveraine des Fidji sont si concrets qu'elle peut réellement les savourer. Après avoir envoyé ses deux filles à l'école, elle termine ses tâches ménagères à 9 heures du matin. Le linge propre dans une corbeille et la vaisselle séchant dans la cuisine, elle est prête à se mettre au travail et à rendre visite à ses voisins dans le besoin. Et pour se désaltérer avant de quitter la maison, Leba boit un grand verre de jus de goyave mélangé à de l'eau.

« L'eau du réservoir est délicieuse, dit-elle, parce qu'elle vient directement du ciel. »

Publié en novembre 2024

Leba Sekoula prépare un goûter pour son jeune neveu dans la cuisine de sa maison, dans le village de Vatani.

Leba Sekoula prépare un goûter pour son jeune neveu dans la cuisine de sa maison, dans le village de Vatani.