Développer l’entreprise dans le camp de réfugiés de Kakuma
Les investissements commerciaux réalisés dans ce camp de réfugiés au Kenya témoignent de la complexité et du dynamisme de son économie.

Paula Rogo et Jason Hopps. Photos : Amit Ramrakha.
Lorsque Fabrice Kitala Mupenge et Olivier Itulabwami marchent dans les rues animées du camp de réfugiés de Kakuma, dans le nord du Kenya, nombreux sont ceux qui les interpellent par un surnom sympathique.
« Les “Wi-Fi boys” ! », s’amuse Fabrice, devant le cybercafé qu'il possède avec son ami et partenaire commercial, Olivier. « C'est le nom qu'on nous a donné ici, les “Wi-Fi boys” ! »
Grâce aux deux trentenaires, la communauté bénéficie d'une connexion abordable avec Wicomnet Solutions, le premier fournisseur d'accès internet du camp de réfugiés de Kakuma, où vivent plus de 270 000 réfugiés et demandeurs d'asile venus de toute l'Afrique.
Olivier et Fabrice sont eux-mêmes des réfugiés, arrivés de République démocratique du Congo (RDC) il y a un peu plus de dix ans. Leur esprit d'entreprise, nourri par leur désir d'améliorer les conditions de vie à Kakuma, les a conduits à lancer leur entreprise en 2019 avec seulement 10 000 shillings kényans, soit l'équivalent d'environ 90 dollars à l'époque.
« Nous faisons quelque chose qui n'est pas facile à cause de l'environnement dans lequel nous vivons », explique Fabrice, qui a étudié la gestion d'entreprise en RDC avant d'arriver au Kenya. « Nous avons compris qu'avec internet, nous pouvions contribuer à résorber la fracture numérique. La plupart de nos clients sont des réfugiés. Nous savions que si nous parvenions à apporter ce service ici, dans le camp, cela aiderait énormément de gens. »


Une étude sans précédent
Le secteur privé s'engage depuis longtemps dans des initiatives en faveur des réfugiés par des activités philanthropiques, par la participation à des opérations humanitaires et, plus récemment, par des projets de responsabilité sociale des entreprises. L’appui aux investissements commerciaux remonte à une dizaine d’années seulement.
Wicomnet Solutions s'inscrit dans une tendance croissante, et dans la stratégie d'IFC et d'autres entités : celle de mobiliser le secteur privé pour faire venir des investissements, des biens, des services et des emplois au profit des réfugiés et des populations qui les accueillent dans le camp de Kakuma et ailleurs.
Créé en 1992, le camp de Kakuma se trouve à environ 750 kilomètres au nord de Nairobi, près de la frontière avec le Soudan du Sud, l'Éthiopie et l'Ouganda. Mis en place à l'origine pour accueillir de jeunes réfugiés soudanais fuyant la guerre civile, il s'est depuis agrandi pour accueillir des centaines de milliers de personnes et devenir le lieu d’une vie économique de plus en plus complexe et dynamique.
Kakuma a également fait l'objet d'une étude sans précédent menée par IFC en 2018. L’objectif ? Mesurer la taille du marché de Kakuma (56 millions de dollars de dépenses de consommation au total) et examiner comment le secteur privé pouvait contribuer au développement et à la création d'opportunités dans la région, sans supplanter l'aide humanitaire, mais en s'appuyant sur elle.
Les conclusions de l'étude, à savoir que l'économie de Kakuma, largement dépendante de l'aide humanitaire, pourrait grandement bénéficier d'interventions du secteur privé, ont débouché sur le premier programme de développement du secteur privé axé sur les réfugiés d'IFC en Afrique subsaharienne, le Kakuma Kalobeyei Challenge Fund (KKCF).
Ce fonds appuie les investissements du secteur privé et libère le potentiel économique des réfugiés et des communautés d'accueil dans le comté de Turkana en aidant des dizaines d'entreprises à commercialiser leurs produits et services. Le KKCF bénéficie du soutien du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, de l'Africa Enterprise Challenge Fund (AECF) et des autorités du comté de Turkana.
« La tendance est au renforcement de la participation du secteur privé », affirme Danny Cutherell, directeur Afrique au Refugee Investment Network, qui œuvre à la mise en place d'un écosystème d'investissement pour les entreprises dirigées par des réfugiés et celles qui les soutiennent. « Nous constatons que de plus en plus de personnes, d'organisations et de gouvernements sont favorables à la participation du secteur privé dans le domaine des réfugiés. »
Depuis 2019 et au moyen de concours, le KKCF a fourni des financements et des services de conseil à 122 entreprises, dont Wicomnet Solutions, qui a ainsi bénéficié d'un appui financier et de formations.
Ces entreprises ont fourni de l'électricité et des services de santé à quelque 73 000 personnes. Plus de 2 000 agriculteurs et apiculteurs ont été formés aux technologies agricoles modernes et les entreprises soutenues par le KKCF ont créé plus de 300 emplois directs, dont 199 pour des femmes et 82 pour des réfugiés. Le fonds prévoit également de mesurer le nombre d’emplois indirects et induits qui sont créés grâce à ces entreprises.
En outre, le KKCF a aidé trois sociétés de microfinancement qui ont accordé près de 2 000 prêts à Kakuma et dans ses environs, contribuant ainsi au développement économique. Le programme soutient également les efforts déployés par les autorités locales pour mettre en place des politiques d'investissement et des cadres réglementaires qui favoriseront la croissance des investissements du secteur privé dans la région.
Aujourd'hui, Kakuma est un endroit de plus en plus vivant et dynamique. Des éclairages à énergie solaire installés par une entreprise soutenue par le KKCF éclairent les rues du camp et améliorent la sûreté et la sécurité.

Le financement du KKCF permet à Renewvia Energy Kenya d'accroître sa capacité et d'augmenter le nombre de connexions dans la zone de peuplement de Kalobeyei. L'entreprise fournit de l'électricité à plus de 15 000 personnes grâce à son mini-réseau.
Le financement du KKCF permet à Renewvia Energy Kenya d'accroître sa capacité et d'augmenter le nombre de connexions dans la zone de peuplement de Kalobeyei. L'entreprise fournit de l'électricité à plus de 15 000 personnes grâce à son mini-réseau.
« Nous avons prouvé qu'un camp de réfugiés peut être un marché où les réfugiés et les populations d'accueil peuvent réussir, et qu'il est possible de susciter l'intérêt d'entreprises privées pour qu'elles se mettent à investir dans ces endroits », souligne Luba Shara, responsable du KKCF et coauteure de l'étude d'IFC. « À Kakuma, nous avons rencontré de nombreux entrepreneurs qui cherchaient à créer une entreprise ou à la développer. »

Justin Arike Abraham est un réfugié d’un pays qui est aujourd'hui devenu le Soudan du Sud. Il est arrivé à Kakuma en 2009, où il s’est lancé dans la couture pour subvenir à ses besoins. La formation et le financement procurés par le KKCF l'ont aidé à développer son atelier, à embaucher deux employés et à proposer des cours de couture à d'autres réfugiés.
« Grâce à ce magasin, je ne dors plus jamais le ventre vide », confie-t-il. « Les gens achètent toujours des vêtements et grâce au KKCF, j'ai pu développer mon activité et aider d'autres personnes à acquérir de nouvelles compétences. »







Les présentateurs radio d'Atta Nayeche FM, une entreprise de Turkana, préparent l'émission du matin sous le regard du directeur général Michael Adir.
Les présentateurs radio d'Atta Nayeche FM, une entreprise de Turkana, préparent l'émission du matin sous le regard du directeur général Michael Adir.
Des solutions durables
En septembre 2023, on comptait 114 millions de personnes déplacées dans le monde, la plupart d'entre elles ayant trouvé refuge dans des pays à revenu faible ou intermédiaire. Alors que les budgets publics et les financements des organismes d'aide sont de plus en plus sollicités et sous tension, le KKCF cherche à démontrer que les interventions du secteur privé peuvent offrir des solutions durables à des populations traditionnellement tributaires de l'aide humanitaire.
À Kakuma, et comme le souligne l'étude d’IFC intitulée Kakuma as a Marketplace, les obstacles au développement du secteur privé sont nombreux : manque d'accès au financement et à la formation, services essentiels peu nombreux ou irréguliers, cadre réglementaire limité pour les entrepreneurs réfugiés.
Malgré ces barrières, des milliers de personnes se lancent dans l'entrepreneuriat pour gagner un revenu et améliorer leurs conditions de vie. Beaucoup travaillent comme couturiers, mécaniciens, soudeurs ou commerçants.
Conscient du potentiel du camp de Kakuma, le programme KKCF s’est attaché à soutenir sa résilience économique et son esprit d'entreprise en apportant un financement et des conseils aux entreprises privées, qu’elles soient grandes ou petites, locales ou internationales, pour les aider à s'établir et à se développer dans la région.
Le KKCF a contribué à attirer à Kakuma des entreprises extérieures à la région afin de jeter les bases d’un secteur privé solide. Six entreprises d'Europe, d'Amérique du Nord et d'autres régions d'Afrique figuraient parmi les premiers lauréats du concours organisé par le fonds. Aujourd'hui, elles fournissent des services de recyclage des déchets, d'énergie renouvelable, d'assainissement, d'accès au financement, de soins de santé et de garde d'enfants dans la région.



Le KKCF a privilégié les entreprises détenues ou dirigées par des femmes et des jeunes, ainsi que celles qui ont fait la preuve de leur fort impact sur le développement. Le programme a également aidé une entreprise bien connue et bien établie, Goodlife Pharmacy, l'une des plus grandes chaînes de pharmacies d'Afrique de l'Est, à ouvrir une succursale à Kakuma, soulignant ainsi la viabilité de ce marché.
« Il y a des centaines de milliers de consommateurs à satisfaire et ils ont besoin du service que nous fournissons », déclare Justin Melvin, directeur des opérations de Goodlife. « Kakuma offre une opportunité et c'est pourquoi nous avons décidé de nous y implanter. »
Pour en savoir plus sur le nouveau centre d'affaires de Kakuma, cliquez ici (article en anglais).
Pour en savoir plus sur le nouveau centre d'affaires de Kakuma, cliquez ici (article en anglais).
Pour permettre à davantage d'entreprises comme Goodlife de tirer parti de ces opportunités, le KKCF s'appuie sur des partenariats.
« Il est indispensable de nouer des partenariats entre le secteur privé, les institutions de financement du développement et les organisations telles que le HCR », affirme Jumoke Jagun-Dokunmu, responsable en chef des investissements et de la lutte contre la fragilité en Afrique à IFC.
IFC et le HCR collaborent depuis 2016 pour améliorer la vie des personnes déplacées de force et des populations qui les accueillent, en mettant en œuvre des projets au Brésil, en Colombie, en Éthiopie, en Iraq, en Jordanie, au Kenya, au Liban et en Ouganda.
« IFC apporte les connaissances et l'appui du secteur privé et le HCR fournit des solutions humanitaires, et ces ressources se complètent parfaitement dans un endroit comme Kakuma, où elles sont non seulement utiles, mais aussi nécessaires », souligne Jumoke Jagun-Dokunmu.
En ce qui concerne le KKCF, IFC et ses partenaires, y compris les autorités de Turkana, souhaitent prolonger le programme d'au moins un an afin de favoriser le développement d'autres entreprises dans cette zone. Des études sont en cours pour déterminer si ses méthodes et ses enseignements pourraient être appliqués ailleurs, notamment à Dadaab, le plus grand camp de réfugiés du Kenya, qui accueille environ 280 000 réfugiés, principalement originaires de Somalie.
« Nous aimerions reproduire le KKCF à Dadaab, dont le contexte est très différent de celui de Kakuma », déclare Céline Mersch, responsable principale du développement au bureau régional du HCR au Kenya. «Tous les bons ingrédients étaient réunis à Kakuma, parce que nous avions une équipe solide, une gestion de qualité au niveau d'IFC et du HCR, et le soutien important des pouvoirs publics. »
Et pour les « WiFi Boys », rien n’est impossible.
« Grâce au KKCF, nous avons des rêves encore plus grands », s’enthousiasme Olivier Itulabwami. « Notre plan est de nous développer en créant des hotspots à Kakuma et Kalobeyei, afin que les réfugiés et les populations d'accueil puissent facilement accéder à internet à un prix abordable, où qu'ils se trouvent. »
Le KKCF bénéficie de l’appui du ministère des Affaires étrangères des Pays-Bas, de la Direction suisse du développement et de la coopération (DDC), du ministère fédéral allemand de la Coopération économique et du Développement par l'intermédiaire de la KfW, du ministère britannique des Affaires étrangères, du Commonwealth et du Développement (FCDO) et de l'Union européenne.


Publié en décembre 2023