David Lawrence et Ahsan Z Khan
Avec son Plan prospectif 2021-41, le Bangladesh s’est fixé d’ambitieux objectifs de développement pour rejoindre le club des pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure à l’horizon 2031 et celui des pays développés en 2041. Pour les experts, la concrétisation de ces objectifs nécessite de renforcer les investissements dans l’agroalimentaire. Car ce secteur fait vivre près de 100 millions de personnes, soit plus de la moitié des 170 millions d’habitants du pays.
L’agroalimentaire faisait partie des secteurs à forte croissance mis à l’honneur lors du sommet international pour l’investissement organisé à Dacca fin novembre par l’autorité en charge de l’investissement, la Bangladesh Investment Development Authority (BIDA). Plus de 6 000 personnes venues de 54 pays ont assisté à l’événement, sur place ou à distance.
« La croissance économique du pays est tirée par le développement agricole », a souligné Muhammad Abdur Razzaque, ministre de l’Agriculture du Bangladesh. « Même si les secteurs secondaire et tertiaire progressent, l’agriculture conserve toute son importance car la sécurité alimentaire et l’approvisionnement des industries en matières premières en dépendent. »
Le Bangladesh a beaucoup à offrir aux investisseurs : une économie en progression régulière, une main-d’œuvre abondante et bon marché, un vaste marché intérieur en expansion, un climat de l’investissement toujours plus sain et des dispositions incitatives, à l’image des exonérations fiscales. Mais jusqu’ici, ces facteurs ne sont pas parvenus à séduire un nombre suffisant d’investisseurs étrangers, en particulier pendant la pandémie de COVID-19.
Une machine à battre le riz au Bangladesh. Crédit photo : Muhammad Ashaduzzaman/Shutterstock.
Selon l’édition 2021 du Rapport sur l’investissement dans le monde de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), les investissements directs étrangers (IDE) en faveur du Bangladesh ont chuté de 11 % en 2020, à 2,6 milliards de dollars, en grande partie à cause de la pandémie. À l’inverse, les IDE vers l’Asie du Sud ont progressé de 20 % sur la même période — une hausse à imputer essentiellement à l’Inde. Les autorités du Bangladesh entendent parvenir à une part des IDE dans le PIB de 3 % par an sur l’exercice 2025, contre à peine 1 % actuellement.
L’agroalimentaire a de véritables atouts. Selon la BIDA, qui supervise et promeut les investissements privés, la production agroalimentaire s’établit autour de 70 millions de tonnes avec comme produits phares le riz, la pomme de terre et les cultures sucrières. Le secteur emploie 40 % environ de la main-d’œuvre et assure près de 14 % du PIB. Le Bangladesh exporte ses produits agricoles, notamment issus de l’aquaculture, dans plus de 140 pays (soit 3,5 % du total des exportations).
Le diagnostic du secteur privé établi par le Groupe de la Banque mondiale et publié courant 2021, identifie les secteurs mûrs pour l’investissement privé, l’agroalimentaire en fait partie. Selon le rapport, ce secteur offre « un potentiel important et inexploité pour permettre des exportations à plus forte valeur ajoutée, répondre à une demande intérieure croissante d’aliments plus nutritifs et créer des emplois dans l’ensemble de la chaîne de valeur ».
Mais pour réaliser ce potentiel et attirer de nouveaux investissements, un certain nombre d’entraves devront être levées — notamment au niveau des capacités du secteur à répondre à la demande d’exportations et aux attentes grandissantes des consommateurs locaux pour des produits à plus forte valeur ajoutée. Les entretiens et les discussions pendant le sommet sur l’investissement ont fait ressortir quatre grands axes d’action.
Le marché des aliments transformés au Bangladesh représente quelque 3,5 milliards de dollars, pour un marché intérieur de 2,8 milliards. Le taux de croissance de 8 % est soutenu mais les chaînes de valeur agroalimentaires restent embryonnaires : pratiquement tous les produits sont vendus au consommateur final avant d’être transformés, sans aucune valeur ajoutée. En plus de ses exportations, le Bangladesh peut compter sur la jeunesse de sa population — 70 % des habitants ayant moins de 40 ans — pour doper le marché des produits agricoles transformés et des cultures à forte valeur ajoutée. D’autant que les jeunes font également un meilleur usage des nouvelles technologies.
Pour concrétiser ce potentiel, les entreprises du pays vont devoir adopter les meilleures pratiques de la filière, mécaniser la production et mieux contrôler la sécurité et la qualité des aliments. Pendant le sommet, Abdul Kayowm Sarker, président de la BFSA, l’autorité nationale en charge de la sécurité des aliments, a souligné les déficiences de la réglementation et du respect des normes de salubrité alimentaire, rappelant que les transformateurs privilégient les volumes au détriment de la sûreté et de la qualité des aliments.
« Les industriels de l’agroalimentaire doivent produire des aliments conformes aux attentes des clients et la plupart des pays développés imposent des normes strictes en matière de sécurité et de qualité », a expliqué M. Sarker, précisant que le pays devait opter pour une « approche de prévention moderne et reposant sur la science » pour garantir la sécurité sanitaire des aliments.
Grâce aux progrès réalisés sur ce plan, le Bangladesh s’est ouvert un accès aux marchés d’exportation en Europe, en Inde, au Moyen-Orient et en Amérique du Nord. Mais pour conforter ces succès, il doit redoubler d’efforts. Des réglementations plus strictes et respectant les normes internationales, des structures plus efficaces de test et de certification et un laboratoire national pleinement accrédité pourraient ainsi améliorer la qualité et la sécurité des produits agricoles du pays et lui ouvrir de nouveaux débouchés commerciaux. Les populations locales gagneraient également à consommer des aliments plus sûrs et sains.
Des agriculteurs au Bangladesh. Crédit photo : Scott Wallace/Banque mondiale.
L’optimisation de l’agrologistique — de la récolte au transport en passant par l’entreposage — pourrait résoudre l’épineux problème des pertes alimentaires et moderniser le secteur agricole. Au Bangladesh, les pertes post-récolte s’élèvent à environ 30 %. Il faut donc impérativement améliorer la logistique de la chaîne du froid et les sites d’entreposage dans les exploitations.
Les arguments commerciaux sont éloquents. Certains agro-industriels du pays commencent à voir l’intérêt d’investir dans des entrepôts frigorifiques. Le groupe NAAFCO importe, élabore, commercialise et distribue des engrais, des pesticides, des semences et des produits pour la santé et l’alimentation animales dans tout le pays. Aujourd’hui, il cherche à améliorer l’efficacité de l’ensemble de la chaîne logistique.
« Nous dépensons environ 1 crore taka [117 000 dollars environ] par an pour stocker les semences de riz hybride que nous produisons et ce chiffre est appelé à augmenter », indique Shammi Huda, le président de NAAFCO. « Nous développons nous-mêmes des structures de chaînes du froid pour les semences et les légumes. D’autant que les agriculteurs qui utilisent nos engrais et nos pesticides obtiennent des produits de qualité supérieure en termes de poids, taille, couleur, aspect, durée de vie et manutention. »
Des politiques et des incitations adaptées pourraient pousser les opérateurs privés à investir dans les infrastructures de transport, les entrepôts, les chambres froides et les pôles de marché régionaux. Le Bangladesh pourrait ainsi augmenter ses exportations de fruits, légumes, aliments conditionnés et boissons.
M. Huda souligne qu’en vendant à NAAFCO, « les agriculteurs investissent dans des produits de qualité plus nutritifs, obtiennent des prix supérieurs et écoulent immédiatement leur récolte au lieu de perdre des heures à trouver un acheteur. »
Pour les petits exploitants, qui sont les principaux acteurs de la chaîne d’approvisionnement, c’est tout bénéfice. Leurs revenus et leurs capacités sont directement associés à l’amélioration générale du secteur de l’agroalimentaire du Bangladesh.
L’agriculture au Bangladesh est dominée par les petits exploitants. Comme les parcelles sont fragmentées, les agriculteurs ont du mal à réaliser des économies d’échelle pour l’achat d’intrants, l’accès aux financements ou aux services de vulgarisation ou la recherche de débouchés. L’une des stratégies envisageables pour remédier à ce problème consiste à procéder à un remembrement et à rendre le marché du fermage plus rentable, mais elle exige une vision de long terme et des investissements conséquents.
Certaines entreprises privées étudient des solutions innovantes pour regrouper les petits agriculteurs afin qu’ils puissent réaliser des économies d’échelle. iFarmer, l’une des premières sociétés à se lancer dans ce domaine, s’appuie sur la technologie pour supprimer les obstacles. Lancée en 2019, elle met en relation les agriculteurs avec des bailleurs de fonds, leur fournit des intrants, regroupe leur production et les rapproche des marchés.
Les petits exploitants agricoles sont majoritaires au Bangladesh. Crédit photo : Muhammad Ashaduzzaman/Shutterstock.
« On dénombre environ 16,5 millions d’agriculteurs dans le pays », indique Fahad Ifaz, PDG fondateur d’iFarmer. « Entre 70 et 80 % d’entre eux ne sont pas bancarisés et dépendent donc d’usuriers ou d’établissements de microfinance pour obtenir des prêts, à des coûts exorbitants. Faute d’accès à des financements, ils ne peuvent pas investir correctement dans leurs exploitations et n’ont, de ce fait, pas accès aux meilleurs intrants. Ils sont aussi privés de services de vulgarisation pour recevoir des conseils ou des formations et doivent souvent compter sur les commerçants locaux, et il y a quatre ou cinq niveaux d'intermédiaires entre les agriculteurs et les consommateurs. »
Aujourd’hui, iFarmer gère un réseau de 46 000 agriculteurs et est à l’origine de plus de 10 millions de dollars de financements.
Le Bangladesh et son secteur agroalimentaire sont fortement exposés au changement climatique et son lot de dérèglements : réchauffement des températures, hausse du niveau de la mer (et de la salinisation) et événements dévastateurs pour les cultures et le bétail. Selon le diagnostic du secteur privé du Groupe de la Banque mondiale, la commission de planification du Bangladesh anticipe une possible réduction des terres agricoles de 6,5 % (et jusqu’à 18 % dans le sud du pays) sous l’effet du changement climatique. D’ici 2050, ce dernier pourrait avoir provoqué une perte d’un tiers du PIB agricole national. Pour soutenir l’essor du secteur, il faudrait généraliser l’adoption de pratiques agricoles climato-intelligentes, notamment l’utilisation de semences résistantes à la salinité ou les systèmes de goutte-à-goutte pour l’irrigation.
Malgré tout, le Bangladesh enregistre d’excellents résultats en vue de la réalisation de ses objectifs de développement. Le mois dernier, les Nations Unies ont annoncé que le Bangladesh devrait passer du statut de pays parmi les moins avancés à celui de pays en développement en 2026. L’agro-industrie contribuera à cette évolution — au prix d’une profonde modernisation du secteur.
Rizières au Bangladesh. Crédit photo : Thomas Sennett / Banque mondiale
Pendant le sommet, la responsable par intérim des opérations d’IFC pour le Bangladesh, le Bhoutan et le Népal, Nuzhat Anwar, a rappelé le parcours remarquable du pays, en grande partie grâce à des arbitrages politiques judicieux, tout en soulignant la nécessité de redoubler d’efforts pour atteindre les objectifs de développement.
« À ce stade, le Bangladesh a atteint les limites de son modèle de développement. Il doit désormais se doter d’une nouvelle stratégie reposant sur de nouvelles techniques de financements, de nouveaux secteurs et de nouvelles politiques afin de s’imposer comme un concurrent crédible sur les marchés internationaux. »
Publié en décembre 2021