Story

Le combat d'un producteur de fleurs kényan pour surmonter la pandémie

septembre 1, 2020

Gloria Mwaniga

ELDORET (Kenya) – Par un matin froid d'avril, alors qu'Esleen Rotich avançait sur le chemin de terre menant aux pelouses soignées d’Equator Flowers, elle a senti que quelque chose n'allait pas. D'habitude, quand elle arrivait pour prendre son poste à 7h20, le calme régnait sur la ferme horticole et chaque employé travaillait en silence. Mais ce matin-là, elle a entendu des conversations animées et remarqué que ses collègues s'étaient rassemblés autour d'une fosse.

La cheffe d'équipe a enfilé sa salopette bleue, mis son masque — aujourd'hui partie intégrante de sa tenue de travail — et chaussé ses bottes noires en caoutchouc. Poussée par la curiosité, elle s'est vite rapprochée du groupe et ce qu'elle a vu l'a sidérée.

« Mes collègues et moi, nous ne pouvions pas y croire : plus d'un million de tiges de roses que nous avions entretenues avec soin avaient été jetées dans la fosse. »

Depuis son apparition, la pandémie de COVID-19 a eu d’immenses conséquences sur le tissu économique. Certaines entreprises, telles que les sociétés de livraison ou les magasins d’alimentation, ont bénéficié de nouvelles opportunités et connu un pic de croissance. Néanmoins, beaucoup d'autres ont été frappées de plein fouet, ne sachant pas combien de temps elles pourraient survivre, mais sachant aussi qu'elles devaient prendre des mesures radicales pour rester en vie le plus longtemps possible.

Harvesting spray roses at Equator Flowers in August 2020.
Chez Equator Flowers, les grandes priorités étaient de poursuivre l'activité et d'éviter des suppressions d'emplois.

S'adapter à l'effondrement de la demande

Les choses ont commencé à changer en avril. Les grossistes de fleurs, incapables de payer des frais de transport élevés, ont annulé des commandes, tandis que les supermarchés à l'étranger ont également mis fin à leurs achats mensuels. Les fleurs ne trouvaient plus preneur, ni au Kenya ni ailleurs. Elles ne pouvaient même pas être données à des œuvres de bienfaisance.

Chez Equator Flowers, il est devenu difficile de trouver des acheteurs pour les 100 000 tiges de roses récoltées chaque jour. Quand la demande a commencé à chuter, explique Nehemiah Kangogo, cadre chez Equator Flowers, le plus urgent était de poursuivre l'activité et d'éviter les suppressions d'emplois. Cette décision a eu des conséquences sur les frais généraux de l'entreprise.

« Avec plus de 80 % des commandes annulées et les pertes qui se sont accumulées pendant trois mois, il nous était difficile de payer les salaires », souligne M. Kangogo, précisant que la société a perdu 300 000 dollars de recettes pendant cette période. « Nous avons donc été contraints de mettre nos équipes de salariés en congés sans solde pendant une semaine par mois, par roulement. » La direction a également procédé à des réductions de salaire afin de minimiser les coûts d'exploitation et de conserver son personnel.

Dans l'ensemble du secteur de la floriculture, d'autres entreprises ont pris des mesures drastiques au plus fort de la pandémie. L'Association des employeurs agricoles, affiliée à la Kenya Private Sector Alliance, indique que 3 949 salariés de ses entreprises membres avaient perdu leur emploi en août 2020, en raison du non-renouvellement des contrats et des licenciements dus au coronavirus. En outre, 2 071 travailleurs avaient été placés en congés obligatoires.

Selon une évaluation rapide des répercussions de la pandémie réalisée par Hivos East Africa (une organisation à but non lucratif spécialisée en droit du travail), plus de 30 000 travailleurs temporaires avaient perdu leur emploi la troisième semaine de mars. Par ailleurs, 40 000 salariés permanents avaient été renvoyés chez eux et placés en congés obligatoires.

Equator Flowers exporte ses roses à Dubaï, en Russie, en Afrique du Sud et dans toute l'Europe.

L'impact de la pandémie a été particulièrement sévère pour le secteur des fleurs coupées du Kenya, fournisseur de longue date sur les marchés d’Europe et d'ailleurs. En raison des restrictions sur les vols internationaux et les transports intérieurs, le secteur a été coupé d'une partie essentielle de sa chaîne logistique. Et comme les mariages, les enterrements et autres rassemblements publics ont cessé ou ont été sévèrement limités dans le monde entier, la demande de fleurs a chuté à son niveau le plus bas. À l'image d'Equator Flowers, de nombreux producteurs ont donc été contraints de se débarrasser de leurs fleurs invendues.

Troisième exportateur mondial de fleurs coupées, le Kenya vend 70 % de sa production en Europe. Le secteur floricole est la troisième source de devises étrangères du pays. Il emploie directement 150 000 personnes et contribue à hauteur de 1 % au PIB kényan. Selon le Kenya Flower Council, les ventes de fleurs ont généré 960 millions de dollars de recettes en 2019.

Equator Flowers, l'une des trois exploitations appartenant au groupe Sian Roses, a vu ses revenus diminuer de 60 % au cours des cinq derniers mois, et ses dirigeants ont dû prendre des décisions difficiles. Ils ont réduit les salaires des ouvriers et des cadres, baissé le prix de leurs produits, acheté pour quatre mois d'engrais et réduit les quantités utilisées afin de prolonger la durée des stocks. L'entreprise a également suspendu ses projets de modernisation des systèmes et équipements agricoles. L'expérience de ce producteur de fleurs de l'ouest du Kenya est un exemple de la manière dont les divers secteurs d'exportation repensent leur modèle d'activité et trouvent des solutions pour survivre à la pandémie et surmonter ses effets à long terme sur le commerce et les affaires.

Faire face aux ruptures d'approvisionnement

En août, plusieurs mois après le début de la pandémie, l'atmosphère de la vaste serre d'Equator Flowers ressemble à celle d'un énorme bocal hermétiquement fermé. La chaleur est étouffante et l'air saturé de l'odeur des roses et des produits chimiques. Des rangées de fleurs colorées s'étendent à perte de vue. Tout au fond, à droite, des ouvriers en salopette bleue et aux mains gantées coupent les tiges épineuses qui sont ensuite délicatement posées sur des tapis soutenus par des tréteaux.

Nicholas Kadiri, le directeur de la ferme, prend une rose et fixe la fleur, hochant la tête avec dépit.

« Les roses que nous récoltons maintenant ne sont pas notre meilleure variété », explique-t-il. « Leur qualité a baissé parce que nous avons réduit les doses d'engrais et elles sont sous-alimentées. Encore aujourd’hui, nous devons utiliser nos engrais et nos produits chimiques avec parcimonie. »

Juste avant que le Kenya ferme ses frontières le 25 mars et limite les liaisons aériennes, les responsables d'Equator Flowers ont anticipé des retards dans l'expédition d'engrais et de produits chimiques en provenance de Chine. Au lieu de procéder à leur commande mensuelle habituelle, ils ont acheté quatre mois d'engrais tant que des stocks étaient encore disponibles.

Une pénurie critique n'a pas tardé à se produire et les prix ont grimpé en flèche. Ne sachant pas combien de temps cette situation allait durer, Equator Flowers a décidé de réduire les quantités d'engrais épandues sur les rosiers afin que leurs réserves puissent durer plus longtemps.

« Les fleurs ont besoin d'une dose précise d'engrais chaque jour pour obtenir une récolte adaptée aux attentes du marché. Il faudra du temps avant que les roses se rétablissent complètement », prévoit M. Kadiri.

Une expansion en suspens

Avant la pandémie, Equator Flowers avait prévu de multiples projets d'investissement pour 2020. Le premier consistait à développer l'entreprise en ajoutant deux serres supplémentaires aux 42 déjà exploitées sur le terrain de 36 hectares situé à l'extérieur de la ville d'Eldoret. En raison de l'incertitude ambiante, ce projet d'agrandissement a été abandonné.

À court de trésorerie, Equator Flowers a également suspendu un autre investissement : la plantation annuelle de nouveaux rosiers, une pratique qui permet d'adapter les variétés de fleurs aux préférences des consommateurs.

« Chaque année, nous dépensons 55 000 dollars par hectare pour remplacer les plants par des variétés et des couleurs qui sont prisées par nos consommateurs. Cette année, nous ne l'avons pas fait, nous n'étions pas en mesure de supporter une telle dépense en pleine pandémie », ajoute M. Kadiri.

L’heure n’était pas non plus à la rénovation du vieux système d'irrigation ni à l'achat de nouveaux tracteurs pour la récolte des fleurs. La plus grande préoccupation des dirigeants était de gagner suffisamment d'argent pour couvrir les frais de fonctionnement. Tant que l'entreprise pouvait acheter des produits chimiques et des engrais, les investissements pouvaient attendre.

Une course contre la montre

Dans la salle de conditionnement d'Equator Flowers, on entend le tic-tac d'une horloge murale. Le temps est un facteur critique dans le secteur des fleurs coupées. Elles doivent parvenir aux consommateurs dans les 72 heures pour que le bouquet dure sept jours dans un vase. Pour chaque jour supplémentaire de transport, les fleurs perdent 15 % de leur valeur.

Le bourdonnement incessant des réfrigérateurs dans l'entrepôt frigorifique où arrive la récolte marque le début de la chaîne du froid. Des dizaines de mains effeuillent les tiges, les mettent en bottes, puis dans des boîtes qui sont transportées dans la chambre froide pour l'exportation.

À l'extérieur, la douce brise du soir fait bruisser les feuilles d'un hibiscus. Sur le parking, des ouvriers chargent dans un camion aux couleurs de Sian Roses des boîtes de carton ornées d'autocollants verts. Les fleurs sont prêtes à partir vers l'aéroport de Nairobi. En temps normal, 30 % d'entre elles seront vendues aux enchères sur le marché néerlandais tandis que les 70 % restantes seront exportées à Dubaï, en Russie, en Afrique du Sud et dans d'autres pays d'Europe.

Mais ce n'est pas ce qui s'est produit en avril, en mai et en juin. Pendant cette période, les restrictions de voyage décidées par le gouvernement du Kenya ont perturbé les horaires de transport des exploitations floricoles. Chez Equator Flowers, les équipes de nuit ont été supprimées et celles chargées du conditionnement devaient quitter leur poste avant le couvre-feu de 19h00. Les fleurs non emballées restaient donc sur place jusqu'au lendemain.

Les horaires de livraison dans les aéroports ont également été modifiés. Les vols commerciaux étant cloués au sol et les avions-cargos changeant d'itinéraire pour emprunter des routes plus lucratives, il y avait peu de solutions pour acheminer le fret vers l'Europe. En concurrence avec d'autres exportateurs pour accéder aux rares avions-cargos disponibles, les producteurs de fleurs ont dû réduire leurs volumes.

Par ailleurs, le coût du transport des fleurs depuis l'aéroport international de Jomo Kenyatta a explosé. Selon le directeur général du Kenya Flower Council, Clement Tulezi, les opérateurs d'avions-cargos ont fait passer le coût du transport de fleurs coupées à 2,90 dollars par kilo au mois de juillet, alors qu'il n'était que de 1,28 dollar avant la pandémie.

Et l'annulation de commandes par les clients a suivi. Pour ces derniers en effet, la hausse des coûts du fret réduisait considérablement leurs marges bénéficiaires.

« Il n'y avait que trois ou quatre opérateurs pour transporter les fleurs », raconte Nicholas Kadiri. « Nous pouvions récolter des fleurs, mais il n'y avait pas de place pour les expédier. Les avions-cargos étaient peu nombreux et, étant donné qu'aucune marchandise n'entrait dans le pays, ils arrivaient à vide et nous étions contraints de payer pour les deux trajets. »

Equator Flowers a décidé de s'adapter. Au lieu des trajets quotidiens sur l'autoroute transafricaine d'Eldoret à Nairobi, ses trois camions ont commencé à ne livrer des fleurs à l'aéroport que les lundis, mercredis et vendredis.


Le Kenya est le troisième exportateur mondial de fleurs coupées.

Se relever après la tempête

Après des mois de difficultés, l'industrie floricole a entraperçu quelques signes d'éclaircies à l'horizon. Le 7 juillet, le Kenya a levé l'interdiction d'entrée et de sortie de Nairobi et, le 1er août, les vols internationaux ont repris. La demande de fleurs a progressé et les exportations sont revenues aujourd'hui à 80 % de leur niveau habituel. À Naivasha, les exploitants ont rappelé 90 % de leur personnel.

Dave Mousley, un manager de la ferme horticole Ol-Njorowa à Naivasha, raconte combien son exploitation a été durement touchée au plus fort de la pandémie, obligeant les dirigeants à repenser leur modèle d'activité pour que leurs opérations soient plus rentables et à opérer des changements qu'ils comptent maintenir après la pandémie.

« La masse salariale est un poste de coût très important et notre principale préoccupation à l'époque était de payer notre personnel et d'acheter des produits chimiques et des engrais », explique M. Mousley. Par conséquent, nous avons dû trouver des moyens de réduire nos coûts de fonctionnement. »

Pour Equator Flowers, les turbulences résultant de la pandémie sont une leçon pour l'avenir.

« La COVID-19 nous a appris qu'avec des décisions rapides, mesurées et mûrement réfléchies, associées à un service client de qualité et à une bonne connaissance du marché, nous pouvons surmonter n'importe quelle tempête », conclut Nicholas Kadiri.

Publié en Septembre 2020