Story

Développer l’activité des entreprises pendant la pandémie de COVID-19

septembre 29, 2020
President of the European Bank for Reconstruction and Development

John Donnelly

Spécialiste du développement, Suma Chakrabarti a un parcours professionnel exceptionnel : après un post-doctorat au Botswana, au début des années 1980, il rejoint Londres où il va occuper plusieurs postes dans le domaine de l’économie et de l’administration au sein de l’Overseas Development Administration (l’ancienne structure d’aide au développement international du Royaume-Uni, devenue depuis le DfID ou Department of International Development). Nommé secrétaire permanent au DfID et au ministère de la Justice, il sera fait chevalier pour sa contribution au développement dans le monde. Il va ensuite effectuer deux mandats de quatre ans comme président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD).

Depuis la fin de ses fonctions, en juillet, il préside le conseil d’administration de l’Overseas Development Institute (ODI), un groupe de réflexion international indépendant. Dans cet entretien réalisé mi-septembre, révisé pour des raisons de longueur et de clarté, Suma Chakrabarti évoque les approches les plus efficaces pour aider les pays en développement pendant la pandémie, souligne l’importance du changement climatique et fait part de ses inquiétudes quant à l’avenir du multilatéralisme.

Q : Au printemps dernier, la BERD a décidé de concentrer tous ses financements sur la riposte à la pandémie. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de cette décision et nous détailler son impact ?

R : La raison pour laquelle la BERD a décidé de concentrer toute sa puissance de tir sur les effets de la pandémie de coronavirus est très simple : l’activité de nos clients du secteur privé a été interrompue par cette situation. Nous devions nous assurer que ce que nous pensions être une crise de la liquidité ne dégénère pas en crise d’insolvabilité simplement parce que nos clients manquaient de fonds. Nous devions tout faire pour que les entreprises survivent à la crise.

Rétrospectivement, cette stratégie s’est révélée très efficace pour ce qui est de son objectif premier : garantir la survie des entreprises et, dans le même temps, protéger l’emploi. Mais plusieurs préoccupations importantes demeurent, notamment le fait que toute la finalité de notre approche du développement est d’élargir la liste des clients avec lesquels nous souhaitons travailler. Le confinement, qui a touché tous les bureaux de la BERD (et tous les bureaux d’IFC) en a décidé autrement, nous obligeant à nous recentrer sur nos clients actuels. Donc notre portefeuille de clientèle n’a guère évolué. Confrontés à ce nouveau mode de travail, nous devons prendre le temps d’y réfléchir car, après tout, le financement du développement consiste à intégrer toujours plus de clients.

L’autre sujet de préoccupation est lié à la conduite du dialogue sur l’action publique, rendu nettement plus difficile par la pandémie. La BERD s’est efforcée, avec un vrai succès, de renforcer ce volet de son activité en s’appuyant sur son expertise opérationnelle. Mais faute de contact direct et sans possibilité de bâtir des relations d’empathie, ces discussions sont devenues plus délicates. Or, le dialogue sur les politiques publiques joue un rôle clé dans la création de marchés et la mise en place d’un climat susceptible d’attirer de nouveaux investisseurs et, de fait, des institutions comme la BERD et IFC.

Q : Comment fait-on pour trouver de nouveaux clients en plein confinement ?

R : À terme, je pense qu’une partie du personnel regagnera ses bureaux et pourra à nouveau se déplacer pour rencontrer les clients sur le terrain. Par définition, nos institutions interviennent dans des endroits difficiles d’accès et je ne pense pas que l’on puisse faire avancer les choses sans contact direct. J’ai le sentiment que les actionnaires ont compris que [pour pouvoir organiser des déplacements en cette période], il fallait augmenter les ressources afin de garantir une sécurité maximale.

Q : Une fois que nous maîtriserons mieux la pandémie, quelle sera à votre avis la forme de la reprise dans les pays en développement ? En U ? En V ?

R : Selon les dernières prévisions de la BERD que j’ai pu consulter, nous tablons sur une reprise en V. Là où les chaînes d’approvisionnement ont résisté, où des liens commerciaux ont perduré et où les entreprises ont survécu à la crise de la liquidité, une reprise en V paraît possible. Pour d’autres économies, notamment celles dont l’activité dépend fortement du tourisme, la situation sera nettement plus délicate : il faut que les touristes reprennent confiance et aient envie de se rendre dans ces endroits. Dans ce cas, je pencherais plutôt pour une reprise en U.

Q : Face à la nécessité de créer de nouvelles entreprises et des projets plus séduisants pour les investisseurs, que pensez-vous de l’approche « en amont » promue par IFC, qui consiste à investir tôt dans la préparation de projets, dans la perspective de lever des investissements privés au bout de quelques mois ou de quelques années ?

R : Tout d’abord, je tiens à féliciter Philippe [Le Houérou] pour tout ce qu’il a fait, d’une manière générale, pour IFC [en tant que directeur général] mais surtout pour sa détermination à mettre en place les conditions nécessaires à l’attraction des investissements. C’est une question à laquelle je me suis beaucoup intéressé, moi aussi, à la BERD. Nous possédions une masse de connaissances et d’expertise opérationnelle mais sans les appliquer systématiquement pour mettre en place les conditions requises dans les marchés émergents où nous intervenions.

Pendant mes deux mandats à la tête de la BERD, je me suis efforcé de faire de cette institution non plus simplement une banque d’investissement mais une banque de soutien à l’action publique. Nous avons fait notre maximum pour conseiller les gouvernements sur les mesures à prendre pour installer un environnement d’affaires propice, en nous appuyant sur notre expertise en matière d’investissement. Nombre de pays d’Asie centrale, du Caucase ou des Balkans occidentaux ont mis sur pied, avec l’aide de la BERD, des entités dédiées à la promotion de l’investissement. Notre but, avec cette démarche, était de réunir le gouvernement, le secteur privé et les institutions multilatérales. Ces structures permettent de débattre à fond des changements à imprimer pour attirer plus d’investissements. Je soutiens donc fermement les efforts d’IFC allant dans ce sens.


Suma Chakrabarti lors de la 25e assemblée annuelle du Conseil des gouverneurs de la BERD et du Forum des entreprises. Photo : Damian Prestidge

Q : L’une de vos grandes ambitions, lorsque vous étiez à la BERD, était d’augmenter les investissements climatiques, avec l’objectif de parvenir d’ici 2020 à 40 % de l’activité en lien avec le climat — objectif que vous avez largement dépassé puisqu’il ressortait à 46 % en 2019. Mais la pandémie ne va-t-elle pas compliquer la donne, sachant que la priorité consiste désormais à aider les entreprises à survivre ? Qu’en est-il de ces engagements ?

R : Nos institutions doivent continuer à respecter les normes les plus exigeantes. Pour moi, tout l’enjeu pour IFC, pour la BERD et pour d’autres institutions, c’est d’arriver à accompagner le verdissement de l’activité de nos clients, malgré toute la difficulté de cette opération. Quand le temps presse et que vous voulez à tout prix mobiliser des fonds, le risque est de faire passer les considérations écologiques au second plan. J’espère qu’IFC et la BERD s’intéresseront à cette question au second semestre de cette année, pour pouvoir soutenir des projets verts et obtenir, à terme, des résultats encore meilleurs en matière d’action climatique.

Q : Les banques multilatérales de développement discutent souvent de la manière dont elles pourraient collaborer davantage, au lieu de se faire concurrence… Comment pensez-vous qu’elles pourraient y parvenir ?

R : Tout est une question d’incitations. Ces incitations sont-elles les bonnes ? Les banques multilatérales de développement s’efforcent-elles de mobiliser leur personnel au service d’une efficacité maximale en termes de développement ou privilégient-elles la maximisation du volume de prêts ? J’ai le sentiment que ces organisations, et j’y inclus la BERD et IFC, sont parfois tombées dans ce dernier travers par le passé. Mais je suis convaincu qu’il y a eu une vraie prise de conscience et que notamment la BERD et IFC ont trouvé des solutions pour mettre fin à cette concurrence sur les prix. J’aurais aimé que nous fassions plus d’émules…

Q : Comment voyez-vous l’avenir du multilatéralisme ? Êtes-vous inquiet ?

R : Oui, je suis inquiet. Il me suffit de comparer mes deux mandats à la tête de la BERD : entre 2012 et 2016, pour mon premier mandat, j’ai eu la chance d’être aux commandes alors que les banques multilatérales de développement étaient portées par une dynamique forte liée à la réalisation du programme commun de développement à l’horizon 2030. Je ne pourrais pas en dire autant pour mon second mandat. Nous avons subi un certain nombre d’attaques violentes et la période a été très délicate. La question qui se pose est de savoir s’il s’agit d’une évolution appelée à perdurer ou d’un phénomène lié au cycle politique actuel. Bien malin qui pourrait l’affirmer. Mais ce qui est sûr, c’est que pendant mon second mandat, les pays bénéficiaires ont été les meilleurs avocats du multilatéralisme. J’ai été frappé de voir que le soutien le plus affirmé des actionnaires de la BERD en faveur des investissements en Afrique subsaharienne provenait de pays émergents. Ils étaient quasiment tous d’accord pour dire que c’était LA chose à faire. Espérons que les actionnaires non bénéficiaires manifesteront un soutien accru en faveur de l’action des institutions multilatérales pour permettre la réalisation des objectifs fixés et utiliser leurs capacités d’influence pour améliorer la situation de tous. Pour ma part, j’œuvrerai en ce sens, car c’est la voie qui s’impose.

Publié en septembre 2020